[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] > [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] > [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] > Un « islamisme » télégénique
Un « islamisme » télégénique
À propos de l’islamophobie refoulée des chaînes de télévision françaises
par [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], Septembre 2004
« Avec des
mots ordinaires, on n’“épate pas le bourgeois”, ni le “peuple”. Il faut
des mots extraordinaires. En fait, paradoxalement, le monde de l’image
est dominé par les mots. La photo n’est rien sans la légende qui dit ce
qu’il faut lire - legendum -, c’est-à-dire bien souvent des légendes qui
font voir n’importe quoi. Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est
créer, porter à l’existence. Et les mots peuvent faire des ravages :
islam, islamique, islamiste - le foulard est-il islamique ou islamiste ?
Et s’il s’agissait d’un fichu, sans plus ? Il m’arrive d’avoir envie de
reprendre chaque mot des présentateurs qui parlent souvent à la légère
sans avoir la moindre idée de la difficulté et de la gravité de ce
qu’ils évoquent et des responsabilités qu’ils encourent en les
évoquant, devant des milliers de téléspectateurs, sans les comprendre et
sans comprendre qu’ils ne les comprennent pas. Parce que ces mots font
des choses, créent des fantasmes, des peurs, des phobies ou,
simplement, des représentations fausses. »
Pierre Bourdieu [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]]
« Islamisme,
judaïsme. Judaïsme, islamisme sont des mots très familiers aux
théologiens, aux philosophes, aux intellectuels. Mais on les rencontre
très fréquemment aussi sous la plume des journalistes. Car ils leur
arrivent à ces mots de faire l’actualité, de faire l’histoire, comme si
nous étions invités à lire la suite de la Bible et du Coran dans notre
journal. »
C’est en ces termes que Bernard Pivot introduisait l’édition du 1er
juin 1979 de son émission « Apostrophes » consacrée ce jour-là justement
à « l’islamisme » et au « judaïsme ».
Jusque dans les années 1980, l’« islamisme » conserve un sens proche
de celui qu’il avait aux 18e et 19e siècles, quand, dans la bouche d’un
Voltaire, d’un Renan ou d’un Maupassant par exemple, « islam »,
« islamisme » et « mahométisme » servaient de synonymes. Le mot
« islamisme » - qui signifie encore « religion musulmane » selon le
Robert en 1985 - est peu utilisé, jusqu’au début des années 1990, dans
les discours destinés au grand public.
L’« intégrisme », par contre, fait fortune à la télévision à partir
de 1979. Par une identification directe à la révolution iranienne qui le
fait se confondre avec le « khomeinisme », il incarne tous les dangers
dont l’islam serait porteur.
L’« intégrisme », auquel on associe le « fanatisme », renvoie aussi à
cette idée un peu simpliste selon laquelle l’islam, dans sa déclinaison
militante, serait par essence la réactivation archaïque d’un passé à
tout jamais enterré. Cette terminologie permet en tout cas, dans
l’esprit des journalistes, d’éviter la stigmatisation des « musulmans »,
notion qui se confond avec celle d’« immigrés » au moment où
l’« immigration » se réduit de plus en plus, dans l’imaginaire
collectif, à ses seules composantes maghrébines et africaines.
Il faut attendre la fin des années 1980 pour voir une crise
sémantique apparaître sur le petit écran. Au moment où le mythe du
« retour » des immigrés s’est envolé, les journalistes prennent
conscience de la nécessité de qualifier plus précisément ceux des
« immigrés » qui ne semblent pas être « intégristes » mais qui,
pourtant, éprouvent un attachement à la religion musulmane. On verra
ainsi certains journalistes évoquer « les islamiques », catégorie
intermédiaire entre les « intégristes » et les « musulmans ». Mais
l’innovation ne prend pas, et on lui préfère rapidement l’expression de
« musulmans croyants » ou « pratiquants ».
C’est dans ce contexte, le début des années 1990, que l’« islamisme »
reprend du service à la télévision. Depuis le milieu des années 1980,
les chercheurs se demandaient comment définir les nouveaux mouvements se
réclamant de l’islam [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]].
Les plus jeunes d’entre eux avaient ainsi ressuscité et redéfini
l’« islamisme » en y insufflant une connotation politique, se démarquant
ainsi de la génération précédente. Maxime Rodinson, patriarche de
l’orientalisme français, explique sa réticence sur l’usage du terme
« islamisme » :
« Dans le dictionnaire, ‘Islamisme’ est donné comme un synonyme
d’islam. Alors, si on choisit ce mot, le lecteur risque de confondre
entre un extrémiste excité qui veut tuer tout le monde et un homme tout à
fait raisonnable qui croit en Dieu à la manière musulmane, chose
parfaitement respectable. » [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]]
Une islamophobie refoulée
Cette mise en garde n’empêche pas la télévision de s’emparer du
concept. Il sera en particulier appliquer au Front islamique du salut
(FIS) fondé en Algérie en 1989. Contrairement aux chercheurs qui
utilisent le terme avec précaution, les journalistes de télévision en
font un usage immodéré sans vraiment le maîtriser, comme en témoigne la
remarque de Patrick Poivre d’Arvor en 1993, qui définit le parti
politique islamiste le plus emblématique... par son apolitisme :
« Il convient de ne pas confondre le FIS et ses nébuleuses - les
islamistes, qui ne veulent pas une action politique mais uniquement
religieuse - , et puis l’ensemble des musulmans, pour lesquels le Coran
est une référence de vie. »
[[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]]
Pendant plusieurs années, l’« islamisme » navigue dans la bouche des
journalistes et fait malencontreusement le pont, par l’inertie des mots
et des images, entre l’« islam » et le « terrorisme ». L’Union des
organisations « islamiques » de France devient bien souvent l’Union des
organisations « islamistes » de France. Le terrorisme est
systématiquement « islamique » alors même qu’on multiplie les
micro-trottoirs auprès des musulmans qui s’époumonent à dire que « les attentats n’ont rien à voir avec l’islam ».
Au milieu des années 1990, les reportages se mettent à dénoncer
systématiquement ce qu’ils appellent « les amalgames ». Malgré cette
autocritique, les confusions, les ambiguïtés et les ambivalences
demeurent plus présentes que jamais. Pour nombre de téléspectateurs,
changer les mots ne change pas grand chose. Le foulard reste
« intégriste » même quand on ne l’appelle plus « tchador » mais voile
« islamique ». Les musulmans restent « communautaristes » même quand on
dit que « dans sa grande majorité, la communauté musulmane est intégrée ». Ceux d’entre eux qui portent la barbe restent « des Barbus » quand bien même on dirait : « ceci n’est pas une barbe ».
Si les commentaires répètent inlassablement que l’« islam est une
religion de paix », la plupart des reportages font rimer « islam » avec
« problème ». Une étude statistique montre clairement que ce qui amène
la télévision à parler d’islam est toujours lié à ce qui est perçu comme
une menace et une agression, à commencer par le voile et le terrorisme.
Dès que les crises s’apaisent, la religion musulmane disparaît du petit
écran, et les « musulmans modérés » avec elle.
La thématique des « amalgames » dans le langage des journalistes est
problématique. Car, dénoncer les « amalgames » permet bien souvent de se
dédouaner d’en faire. Parfois même c’est justement pour pouvoir
dénoncer ce qui leur semble être « islamiste » qu’ils convoquent des
musulmans qu’ils baptisent « modérés ». Un peu comme un raciste qui
mentionne son « ami Arabe » ou son « voisin Noir ». Les journalistes
reconnaissent d’ailleurs, implicitement, qu’ils relaient une vision
négative de l’islam : les rares reportages qui se veulent volontairement
bienveillants à l’égard des musulmans rappellent presque
immanquablement qu’il faut « lutter contre les idées reçues ». Mais s’il y a des idées reçues, par qui ont-elles été données ?
Si nous devions faire des typologies, nous classerions certainement
le discours télévisé dans la catégorie de l’« islamophobie refoulée » ou
de la « dénégation islamophobe ». Le journalisme télévisuel se
distingue à cet égard d’autres formes de journalisme, en particulier de
la presse écrite où l’on trouve une plus grande diversité. Quelques
titres flirtent avec l’islamophobie revendiquée de type xénophobe ou
raciste (la religion musulmane serait un élément irréductiblement
« étranger »). D’autres, beaucoup moins rares, nourrissent une
islamophobie revendiquée de type anti-religieuse (en tant que religion,
l’islam serait irrationnel et obscurantiste). Certains journaux se
montrent plus « islamophiles ». La variété de ces prises de positions
s’explique principalement par le fait que chaque organe de presse écrite
se destine à un lectorat circonscrit à un segment donné de la société
française.
Dans le cas de la télévision, qui s’adresse à un public de masse et
trans-catégoriel, les choses sont un peu différentes puisque les
journalistes se veulent plus consensuels. L’idée générale à la
télévision consiste à tenter de choquer le moins possible les différents
publics auxquels elle s’adresse et de rester à équidistance de
positions trop tranchées. De fait, les journalistes de télévision se
présentent dans leur grande majorité comme des « islamophiles », qui
parlent de l’islam comme d’une belle et grande religion, mais aussi
comme des « islamistophobes » [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]],
qui ne cessent de dénoncer l’« islamisme ». Le compromis paraît
acceptable au premier abord. Il bute cependant sur l’imprécision des
termes.
Une vision binaire de l’islam
Depuis les années 1990, la notion d’« islamisme » a subi une tentative de codification. « L’islam est une religion, l’islamisme est une idéologie », explique ainsi Mohamed Sifaoui, collaborateur du journal Marianne et auteur de plusieurs reportages télévisés sur l’« islamisme » :
« Avant tout propos, ajoute-t-il, il est aujourd’hui important,
nécessaire même, de faire cette précision - de taille - afin de lever
toutes les ambiguïtés et éloigner tout amalgame. » [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]]
Les velléités de M. Sifaoui sont certainement salutaires. Mais il
aurait été utile, pour bien faire, qu’il explique aussi où il place la
limite entre la « religion » et l’« idéologie ».
A vouloir absolument maintenir une vision morale et binaire qui
distingue le « bon » du « mauvais » islam, le journalisme télévisé -
mais il n’est pas le seul - se retrouve dans une situation ambiguë. Il a
certes commencé à réformer, oralement et formellement, la vision occidentale séculaire d’un islam intrinsèquement nuisible et étranger [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]], mais il continue, dans le même temps, à relayer, implicitement et sur le fond, une vision toujours négative d’un phénomène religieux qu’il perçoit comme suspect et extérieur.
Il manque parmi les journalistes d’une réflexion sur la présence
publique du fait religieux dans la société française. Trop nombreux sont
ceux qui réagissent en fonction de ce qui leur semble instinctivement
entrer ou non dans la « normalité ». Et il se trouve que ce qui paraît
« normal » pour les autres religions ne l’est pas, de leur point de
vue, pour l’islam. On parle avec bienveillance d’un jeune catholique qui
participe aux Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), mais on regarde
toujours avec suspicion un musulman qui participe à un rassemblement à
la Courneuve, par exemple. Une collégienne voilée expulsée d’un
établissement de Thann en Alsace attire une nuée de caméras, mais les
reportages qui s’interrogent sur le financement public des cours de
religion catholique, juive et protestante dans la même région se
comptent sur les doigts de la main. Les prises de position politiques
des évêques ne posent aucun problème, mais la moindre activité sociale
menée par une association musulmane ravive la crainte de
l’« islamisation », terme dont on ne sait d’ailleurs pas s’il se réfère à
l’« islam » ou à l’« islamisme ».
On aboutit à une situation où la moindre visibilité de l’islam dans
l’espace public tend à être perçue comme suspecte d’« islamisme ». Ce
qui ne va pas sans poser quelques problèmes pour un média comme la
télévision où le rapport à l’image est primordial et où, dans le même
temps, on somme la religion musulmane de « rester du domaine du privé ».
En exposant publiquement l’image de l’intimité musulmane, la télévision
rend encore plus ténue la limite entre l’« islam » et l’« islamisme ».
Toute la question est bien celle des frontières. Les distinctions
entre « islam » et « islamisme » sont parfaitement illusoires si on ne
sait pas à quelle réalité ces termes sont appliqués. On s’étonnera, par
exemple, d’entendre des journalistes estimer que « 90% » ou « 99% » [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]]
des musulmans sont « paisibles », sans jamais dire quelles sont leurs
définitions de « paisible » ou de « musulmans » et sans apparemment
prendre conscience que nul n’est même en possession de statistiques
fiables sur le nombre de « musulmans » en France.
Brouillage sémantique
L’analyse des images et des discours transmis par la télévision
montre un chevauchement continuel entre des notions que trop de
journalistes croient, à tort, inscrites dans le marbre de la réalité
sociale. De fait, les journalistes peuvent parler du « terrorisme »,
beaucoup de téléspectateurs comprendront « islamisme ». Ils peuvent dire
« islamisme », tout le monde entendra « islam ». Et ainsi de suite avec
« immigré », « étranger », « banlieue », etc.
On trouvera un exemple, entre mille, dans cette remarque de la responsable du service Société de France 2 dans une émission largement consacrée à l’islam [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]] :
« On sait que les femmes issues de l’immigration sont deux fois
plus nombreuses que les Françaises à subir des agressions sexuelles » [[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]].
D’où vient cette idée que les « femmes issues de l’immigration » ne
sont pas « Françaises » ? Combien de temps faudra-t-il qu’on fasse un
lien systématique entre « islam » et « immigration » ? Est-il nécessaire
de faire référence aux « agressions sexuelles » quand on parle
d’« immigration » ? Autant d’impensés, plus ou moins graves mais d’une
banalité inquiétante, qui laissent perplexe sur le fonctionnement de la
rubrique Société sur la chaîne publique.
Tant que les journalistes de télévision ne chercheront pas à
déconstruire les mythes profondément ancrés dans les esprits et se
limiteront à quelques dénégations superficielles, ils se condamneront,
si ce n’est à constituer le moteur principal de l’« islamophobie », du
moins à en être un puissant véhicule.
Le terme d’« islamisme » étant à nouveau entré dans une période de
crise ces derniers temps, en particulier depuis le 11 septembre 2001,
les médias ont entrepris d’étoffer leur vocabulaire. On a ainsi vu se
multiplier les déclinaisons de l’« islamisme » et de l’« intégrisme »
des décennies précédentes :
« islamisme modéré », « islamisme radical », « islamisme politique » mais aussi « islam radical », « communautarisme », « fondamentalisme », « salafisme », « djihadisme » ...
Autant de termes qui pourraient contribuer utilement à une meilleure
compréhension et à une plus grande nuance dans les propos. Mais, une
fois encore, trop de journalistes semblent s’être mal appropriés les
concepts. Les mots et images se superposent et s’entrechoquent. En
dehors du fait que le flou autour des concepts puisse assurer, à peu de
frais, un statut de fin connaisseur à celui qui l’entretient, ces termes
ont pour conséquences de renvoyer à leur « étrangeté » ces « mauvais
musulmans » qu’on préfère juger que comprendre.
Le brouillage des termes empêche malheureusement à ceux des
téléspectateurs qui peuvent éprouver une appréhension légitime à
l’égard de la religion musulmane de percevoir les vrais enjeux, de
circonscrire les dangers, de dégonfler les fantasmes et d’écouter
éventuellement les revendications elles aussi légitimes des musulmans.
La confusion empêche aux journalistes de se questionner sur leur propre
rapport à l’« islam » et aboutit à la disqualification de toute
tentative qui viserait justement à les inciter à mener cette nécessaire
réflexion.
P.-S.
Ce texte est paru également dans la revue Actualis